Comme chaque année Maayane Or a participé avec son rabbin à la marche de la mémoire. Retrouvez ici le discours du rabbin DAVID TOUBOUL.
Bonjour à tous,
C’est avec un grand bonheur que je vous retrouve comme chaque année pour la marche de la mémoire. J’ai à nouveau écouté avec grand intérêt le récit des événements tragiques de septembre 1943. Mais cette année, comme l’a dit Rosalie, cette commémoration a un goût particulier pour nous et se distingue de toutes les autres.
La fête juive de Pessah (la pâque), consiste essentiellement en un rituel à la maison autour de la table familiale. Un des participants, en général un enfant, pose des questions rituelles : « ma nichtana halayla hazé mikol haleilot ? » en quoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ? Cette interrogation constitue un signal, celui de l’ouverture de la soirée : on peut après elle raconter l’esclavage, la persécution, la misère, l’angoisse… mais aussi les miracles et la libération, le départ pour une longue marche vers une des pages les plus glorieuses de notre histoire.
C’est par cette interrogation, en la modifiant légèrement, que j’ai envie de commencer aujourd’hui : en quoi la marche de la mémoire de cette année 2024 est-elle différente de celles des autres années ?
Et j’ai envie de répondre qu’après la terrible année que nous avons vécu, cette commémoration, comme toutes les autres commémorations de la Shoah, ne sera plus jamais la même.
A cause des massacres du 7 octobre, qui resteront gravés dans la mémoire traumatique du peuple juif, qui pourtant en a vu tellement d’autres.
A cause de la guerre, dans laquelle deux peuples ont été précipités à leur corps défendant, et qui a causé -et cause encore ! tant de destructions, de souffrances et de victimes innocentes des deux côtés.
Mais surtout à cause des réactions en chaînes déclenchées chez nous. Et quand je dis chez nous, c’est à la fois au sens restreint en France, mais aussi au sens large dans tous les pays desquels les participants à la marche sont issus.
L’année dernière, même si c’était de plus en plus difficile, nous pouvions encore croire que les 80 années de récits, d’analyses et de commémorations, de travail de mémoire, allaient pouvoir combattre efficacement l’ignorance, le fanatisme, les idéologies simplistes et totalitaires.
L’année dernière encore, malgré l’insécurité, le terrorisme, les dizaines de morts parce que juifs en France et en Europe, on pouvait encore répéter « plus jamais ça ! » dans les cérémonies de commémoration de la Shoah.
Or cette année nous avons vu de nos propres yeux et entendu de nos propres oreilles s’écrouler nos illusions et nos résolutions. Nous avons été les témoins malheureux et consternés de l’échec de 80 ans de témoignages, de livres, de documentaires, et de voyages sur les lieux de l’horreur.
Nous avons vu la mémoire de nos persécutions se retourner contre nous dans une concurrence et un retournement victimaire inédit. A force d’amalgames, d’approximations, de raccourcis historiques tendancieux, erronés, volontaires ou non, marquant je le répète avec émotion et douleur, l’échecd’années de recherche historique et d’éducation, nous avons vu et entendu, pour ne citer que les âneries plus récentes, des jeunes écervelés manipulés scander il n’y a pas deux semaines sur un carrefour à Paris : « Varsovie, Treblinka, et maintenant Gaza ! ».
Nous avons aussi pu constater l’échec de notre combat contre l’ignorance en entendant -cette semaine ! – ce député de la république, affirmer, débonnaire et hilare, en direct à la radio, ne pas savoir qui est Pétain.
Nous observons, incrédules et impuissants, notre monde s’effondrer autour de nous, la république universelle et laïque céder du terrain face au fondamentalisme islamiste, et lorsqu’il nous arrive de nous replonger dans les œuvres de Hannah Arendt, Stefan Zweig, Thomas Mann ou Albert Camus, nous découvrons, horrifiés, que ce que nous croyions appartenir définitivement à l’Histoire est en train de devenir notre présent.
Je parle et vous entendez dans ma voix la tristesse, la colère et la frustration du français qui a eu la chance de grandir dans un pays prospère et protecteur, un état de droit, dans un environnement qui mettait en valeur les études et la culture, le débat d’idées, la recherche de la nuance et l’affutage du raisonnement à travers la contradiction dans le respect et la fraternité.
Mais par ma voix s’exprime aussi une communauté. Une communauté diverse et plurielle par ses origines, ses expériences et son vécu. Une communauté qui jamais n’aurait cru vivre dans l’Europe du XXIème siècle une époque où les juifs seraient contraints de se protéger, de cacher leurs noms de famille, de demander à leurs enfants de ne pas parler de leurs origines à l’école.
Une communauté qui voit ses enfants violés et ses synagogues brûler.
Je ne parle pas de 1943. Je parle de la France de 2023 et 2024. Je vous parle d’aujourd’hui.
Toutes ces angoisses quotidiennes, mises bout à bout, ont eu pour effet de réveiller, de réactiver chez nous une mémoire viscérale, héréditaire, collective. Une mémoire faite d’étaux qui se resserrent, de persécutions, de départs, d’exils, de longs voyages, de mers à traverser, de déserts à franchir, de montagnes à gravir, pour s’installer ailleurs, et tout recommencer. Une mémoire dans laquelle, selon la formule de Joann Sfar, les petits enfants ne naissent pas dans le même pays que leurs grands-parents, et souvent ne parlent pas la même langue.
J’ai conscience de dresser un bilan sombre et noir, empli d’inquiétude et de pessimisme. Cela reflète mon état d’esprit, ainsi que celui de mes proches et des membres de ma communauté. Malgré cela, j’ai quand même, un motif d’espoir. Cet espoir, je le trouve dans l’Histoire. Je le trouve ici, dans l’existence des Justes. De ces milliers d’hommes et de femmes, silencieux, qui ont su, par leur humanité et leur sens moral, refuser de détourner le regard pendant qu’on nous traquait pour nous exterminer. Ces gens simples sur lesquels nos anciens ont pu compter pour trouver un peu à manger, un peu de chaleur et de protection, et grâce à qui nombre d’entre nous sommes là aujourd’hui.
Pour terminer, je voudrais paraphraser et actualiser une histoire que les juifs se racontent de génération en génération pour se consoler et se donner du courage. On me l’a rapporté en la situant une nuit de seder de Pessah dans le ghetto de Varsovie, lors de la fameuse révolte de 1943 qui a vu les juifs tenir tête à leurs bourreaux. On raconte que le soir de Pessah un enfant demanda à son père l’autorisation de poser une autre question, non prévue dans les textes et la liturgie traditionnelle : « est-ce que l’année prochaine nous serons encore ici pour fêter Pessah en famille ? ». Et son père répondit « je ne sais pas. Mais ce que je peux te dire avec certitude, c’est que l’année prochaine encore, ailleurs dans le monde, des milliers d’enfants juifs comme toi poseront les questions traditionnelles de Pessah à leurs tables familiales ».
Chers amis, je souhaite de tout mon cœur que l’année prochaine nous nous retrouvions au même endroit pour cette marche et cette cérémonie qui sont devenues avec le temps une véritable tradition.
Une tradition à laquelle je tiens beaucoup.
Mais je ne sais pas.
Personne, aucun d’entre nous ne peut être sûr qu’elle aura lieu à nouveau dans ces conditions l’an prochain, et les années suivantes.
Ce dont je suis sûr et certain en revanche, c’est que l’année prochaine à l’approche de Roch Hachana, le nouvel an juif, dans d’autres endroits du monde, dans d’autres villes, dans des campagnes ou des déserts, sur d’autres montagnes, le son du chofar retentira de toute sa force pour annoncer qu’une nouvelle année approche, et souhaiter au monde entier que l’année qui s’achève emporte avec elle ses malédictions, et que l’année qui arrive apporte avec elle des bénédictions.
Rabbin David Touboul